L’Exote me mène je ne sais plus où…

Le désir de composer une musique pour Stèles me taraude depuis longtemps.
L’indicible, l’inouï, la pureté des notions mis en mots par Segalen résonnaient en moi tout en m’exilant.
A la lecture, à la manducation même, ce sentiment de glisser, éperdument: la préhension d’un poème, un jour. Le lendemain, il se dérobe, il glisse, me mène ailleurs, me laissant un peu de glèbe et ainsi de suite, comme une mise en abîme : la Licorne me mène je ne sais plus où… Arrêter cette fuite, lui donner une fin en offrant au texte peau et chair ? Les mots prenant le risque de la parole incarnée ?
Curieusement, le projet s’est inscrit dans ma période chinoise : création récente de Clameurs à Hongkong, Pékin et Shanghai, un projet d’opéra sur Le Jardin des supplices d’Octave Mirbeau. Mais pour Segalen, comme pour Mirbeau, la Chine est allégorie. De la société pour l’un, de l’Empire de soi pour l’autre.
Les Stèles n’apparaissant chinoises qu’au lecteur pressé.
Et Segalen inventa ce mot : l’Exote. Lui qui détestait l’exotisme et ses facilités vulgaires avait, par ce néologisme, coagulé le sens de sa démarche créatrice : l’Altérité est ontologiquement Divers.
C’est l’Exote qui m’affranchit de l’affirmation du poète : … ne réclament point la voix ou la musique. (mais on connaît l’interdiction, maintes fois transgressée, de Hugo : défense de déposer de la musique le long de mes vers !)
Avant moi, Migot, Ibert, Tansman, Hersant avaient déposé de la musique le long de… quelques fragments de Stèles. Segalen, qui avait eu une solide formation musicale était l’ami de Debussy. Il lui avait soumis deux livrets d’opéra, d’abord un Siddartha puis un Orphée-Roi que le compositeur n’a malheureusement pas mis en musique. L’Exote donc, pour qui les civilisations lointaines étaient pays fertile a en quelque sorte désinhibé mes apories. Les percussions orientales mises en vibration dans mon œuvre pourraient être le topique de l’exotisme. Mais j’avais, en amont, désexotisé ces instruments : le kulingtang philippin dans 3 œuvres (en 1971, 1973, 1999), et les bols rins, objets rituels japonais dans mon cycle des Mandorles, - un hommage à Mallarmé -. Ces instruments sont utilisés selon les techniques occidentales, donc détournés. La démarche du compositeur pouvait ainsi rejoindre celle du poète. Dans les Stèles occidentées, on entend un tambour amérindien lakota qui nous perd encore davantage. Le cor de basset, richement illustré par Mozart et Strauss, sonne ici comme un shakuhachi ou un shô et la tessiture du soprano est aux confins…
Il n’était pas question de mettre en musique les 64 Stèles de Segalen. Mes choix se sont néanmoins imposés très vite et c’est en tout sur 19 poèmes que j’ai travaillé. Un Prélude et un Postlude encadrent les paroles comme deux stèles sans inscription. Un extrait des Bois Gravés, livre pour piano inspiré du graveur David Kieffer prend, en interlude, naturellement sa place ici : elle évoque Segalen effectuant des empreintes des calligraphies des stèles Ming. Pour en conserver la mémoire.

Détlef Kieffer